top of page

« […] connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. »

René Descartes, Discours sur la méthode, 1637. 

 

La matière comme fond et forme 

Anaïs Dunn, issue de la génération Y (1979-1995) marquée par la fulgurance des avancées scientifiques et technologiques, fait partie de cet échantillon de population témoin de « l'immersion de l'être humain dans une atmosphère dont la moindre molécule est imprégnée par son activité1 ». C'est à travers les différents aspects de cette pollution moléculaire du domaine de l'infiniment petit, voire de l'invisible, qu'Anaïs Dunn développe une pratique artistique embrassant la sphère scientifique. Ses recherches se portent sur la qualité intrinsèque des matières naturelles tels que le bois, l'argile, le métal et le verre (Prix de la jeune Création du verre français – Musée/Centre d'Art du verre, Carmaux) pour s'étendre aux matériaux industriels issus de la pétrochimie, comme le plastique, le goudron, le pétrole ou l'huile de vidange. La matière, simple ou complexe, devient ainsi sujet et objet, fond et forme de ses expérimentations artistiques. 

À la manière des artistes Olafur Eliasson ou James Turell qui répliquent des grands phénomènes météorologiques de manière artificielle, Anaïs Dunn réalise des installations qui reproduisent les mécanismes géodynamiques de la Terre. Il ne s'agit pourtant pas ici de réalisme ou de mimesis, mais d'une prise de conscience que le moindre fragment de matière a un impact sur tout un écosystème, et qu'il est aussi bien moteur et porteur de « puissance de création2 » que de destruction. 

La pièce De l'air !, réalisée pour son diplôme de l'École des Arts Décoratifs de Strasbourg en 2011, marque le commencement d'une réflexion sur la contamination des écosystèmes. Cette œuvre donne à voir une bâche en polyéthylène virevoltant au gré des courants d'air provoqués par un ventilateur. Son mouvement ondulatoire, poétique et organique, fait rapidement place à l'image mémorielle du sac plastique dégradant le paysage. L'artiste poursuivra sa pensée avec Cela fait toujours du bien de parler de la pluie et du beau temps ou L'incontrôlable mécanique des pollutions intérieures (2011), une installation qui retrace le cycle de l'eau sur Terre. Teinte en un noir profond en référence à la maladie, la mort ou encore à la mélancolie dans l'iconographie de la Renaissance, le liquide empoisonné circule du bassin vers des nuages de verre soufflé, pour enfin retomber en pluie fine sur le sol. La contamination à lieu à tous les niveaux, du sol au ciel, dans un tourment infernal. Geysers (2012), Icebergs IV (2017) et Troupeau (2022) complètent ce cycle sur les pollutions invisibles et immatérielles. Ces trois œuvres utilisent de l'huile de vidange usagée – appelée aussi huile noire, un des déchets existants les plus dangereux pour les sols et l'eau. Geysers présente deux cuves face à face dans lesquelles eau et huile tentent désespérément de fusionner en vain. Icebergs IV et Troupeau,montrent l'avancée progressive et indélébile de l'huile dans des fibres de papier. Enfin, Paysages Bitumineux (2022) et les séries Sauvage (2022), sont des dessins sur verre réalisés au bitume. Emprisonnée entre deux plaques, l'écoeurante matière s'affranchit des traits de l'artiste dans une agitation perpétuelle, créant de manière autonome ses propres motifs. Un rappel à l'ordre sur la matière, éternellement mouvante, et de ses effets à retardement.

 

Du sublime à l'entropie

Si l'on pense que « l'art imite le monde3 », la pratique d'Anaïs Dunn s'articule autour des préoccupations écologiques actuelles qui découlent de la terrible dichotomie « nature - culture » propre à l'ère post-industrielle, et dont les conséquences dévastatrices annihilent l'ensemble du vivant. L'artiste évoque son besoin de toujours rester au contact de la nature. Après son DMA en sculpture sur métal à l'ENSAAMA en 2004 puis son DNSEP aux Arts Décoratifs de Strasbourg en 2011, elle s'installe pendant huit ans dans le Finistère en Bretagne pour développer sa pratique artistique au calme et s'initie à la voile. Dans un besoin de s'extraire de sa pratique laborantine en atelier, elle se lance à la poursuite des grands espaces. Plusieurs fois, elle traverse la Manche et l'Atlantique et part en Islande à la découverte des volcans et des glaciers, des paysages grandioses qui auront une grande influence dans son travail. 

(Ma grande) Traversée (2015) est une vidéo réalisée à bord d'un 3 mâts lors d'une traversée transatlantique. À l'instar du chef d'oeuvre de Caspar David Friedrich, Le voyageur au dessus de la mer de nuages, archétype même de la peinture romantique allemande du XIXe siècle qui incarna la nouvelle représentation d'une nature à l'immensité terrifiante au-delà de l'entendement humain, la vidéo d'Anaïs Dunn en rejoue les grands principes à l'ère contemporaine. Remplaçant la figure humaine représentée de dos dans la peinture de Friedrich, le hublot – qui fait office de cadre dans la vidéo – apparaît ici comme un œil omniscient scrutant une mer déchaînée, tel un déluge de Léonard de Vinci s'abattant sur le monde. Si cette œuvre fait sensiblement écho au sentiment du sublime, théorie mise au jour par le philosophe Edmund Burke au XVIIIe siècle, mêlant effroi et perte de repères spatiaux devant une nature hors d'échelle et surpuissante, c'est pourtant une version plus actuelle et plus apocalyptique de ce concept qui est en jeu dans le travail d'Anaïs Dunn : le sublime négatif4. Dans une vision de l'effondrement du monde auquel l'humanité participe, l'artiste l'appréhende « par le biais même d'où la catastrophe arrive : […] celui de la pollution, de l'épuisement des ressources naturelles et des extinctions de masse5 ».

En exploratrice de la dernière heure, Anaïs Dunn capture l'essence des paysages voués à disparaître au contact de la civilisation humaine. À la manière d'une géologue, elle recense et archive leurs éléments constitutifs — vagues, pierres, terre, icebergs, sons —qu'elle dessine, photographie, filme et enregistre, tout en recueillant les informations nécessaires à leur future représentation : formes, compositions, dimensions, matériaux, lieux de formation, températures, causes d'extinction. Justifiés par l'urgence de la crise climatique, ces relevés détaillés inaugurent la production d'une mise en forme contemporaine pour immortaliser et perpétuer la mémoire de ce qui ne sera plus. 

Sculptures de verre filé ou de métal reprenant des formes du paysage (icebergs, nuages, montagnes), Nuée (2019), Les Naufragées (2019), Le mur de la rupture (2021) et Shine on your crazy diamond (2022) offrent une expérience poétique et mélancolique des pôles terrestres et célestes. Installées en équilibre sur le sol ou en suspension tels des fragments à la dérive aux contours fragiles, les œuvres apparaissent et disparaissent selon l'angle de vue adopté. Par la déconstruction de leur forme originelle en objets géométriques, Anaïs Dunn convoque des visions fossiles, des ruines de paysages de glace et de montagne soumis au terrible phénomène d'entropie, inéluctable et incontrôlable, à l'image des ruins in reverse de Robert Smithson, imaginées dans un monde qu'il voyait aller à rebours. Cette fatalité temporelle se retrouve également dans l'oeuvre Breathing Ice (2020), une plongée au cœur du processus de la fonte des glaces, dans une projection en mapping de l'intérieur d'un iceberg échoué, soutenue par un extrait sonore de l'entrechoc des icebergs de Jökulsárlón, sous le glacier Vatnajökull, en Islande. La complexité de l'écosystème est restituée ici à travers les images abstraites d'un amas d'eau et de bulles, matière vivante en transformation. Sur le même thème, Tension Paysage (2021) est une installation constituée de modules géométriques en verre soufflé suspendus par des tiges métalliques sur lesquelles est placé un système de vibreurs transmettant des basses fréquences issues de données sismiques et océaniques de l'Antarctique récupérées par l'artiste auprès du CNRS. À la capture des vibrations, les cloches de verre oscillent, tremblent et tintent, produisant le son incessant du ruissellement de l'eau. Métaphore de la lente évolution d'un glacier en iceberg, la tension amenée par le sujet est exacerbée par la beauté et la fragilité du verre, et de son possible brisement. 

 

Du laboratoire vers l'espace

Si la matière exerce comme fond et forme dans la pratique d'Anaïs Dunn, elle en détermine aussi l'esthétique. Le verre, matériau de prédilection de l'artiste, est léger, malléable, translucide et sonore. Il lui permet de rejouer la fragilité du monde tout en développant un vocabulaire formel aseptisé, rattaché aux laboratoires scientifiques, où vasques (Geysers), tubes à essai, machinerie et tuyaux s'invitent (Cela fait du bien de parler de la pluie et du beau temps ou L'incontrôlable mécanique des pollutions intérieures). International Cabinet (2017) donne à voir 21 tubes de chimie aux formes étranges alignés sur une étagère. À chacun de leur emplacement, on peut lire les titres suivants : extraction massive, déchets nucléaires, pollution des rivières et des océans, surproduction, surconsommation, déforestation, rejets industriels... Des mots alarmants qui pourtant font partie de notre quotidien. En opposition à la Pharmacie bretonne (1983) de Daniel Spoerri, qui recense 117 fioles d’eau de sources et fontaines bretonnes réputées pour leurs vertus de guérison, Anaïs Dunn, répertorie dramatiquement 21 maux majeurs de notre siècle. Entreposés dans une bibliothèque, les récipients déformés et monstrueux apparaissent comme autant de portraits de notre monde à l'ère de l'anthropocène. 

L'artiste n'use ainsi jamais de la couleur artificielle, seuls les matériaux donnent le ton, à l'arrière-goût souvent funeste, notamment en qui concerne l'utilisation du noir quand il s'agit d'introduire des produits pétrochimiques. Cette non-couleur, qui a pris de nombreuses significations à travers l'histoire de l'art, étend ici un champ lexical à dominante mortifère, symbolisant la pollution, la toxicité, la contamination et la mort, suite logique du développement de l'ère industrielle de la deuxième moitié du XIXe siècle au temps du charbon alors que « la suie et la fumée enveloppent continuellement d'un crasseux vêtement de deuil6» les populations. 

Anaïs Dunn réinterprète le monde en de micro-fictions mélancoliques à travers des installations minimalistes à l'esthétique souvent futuriste. Coincées ou étirées entre le sol et le plafond, ces grandes architectures élancées s'apparentent à des sortes de portails du temps ou à des machines célibataires7 errant entre apesanteur et gravité, à l'image d'une l'humanité perdue et déchirée entre deux attitudes possibles : continuer dans sa lancée destructrice de surproduction ou se réinventer.

À la croisée des mondes entre science et fiction, l'artiste dans un élan vital, envoie dans l'espace une sculpture de verre soufflé qui contient de l'eau non polluée et un brin de paille d'une variété de blé provenant d'une agriculture raisonnée. Sculpture for space (2018), vidéo issue de cet acte performatif réalisé en partenariat avec le CNES, révèle dans son ascension la beauté de l'univers alors que le ballon météorologique monte à 29 kilomètres dans la stratosphère. Consciente de la chaîne du vivant que forme l'humain et le non-humain, Anaïs Dunn, par ce geste, cet acte symbolique, nous amène à réfléchir sur notre propre relation au monde. 

Éléonore Gros, critique d'art et commissaire d'exposition, Paris, octobre 2022.

__________________

1 Nicolas Bourriaud, Planète B le sublime et la crise climatique, Les Presses du Réel, 2022, p.23

2 Henri Bergson, L'Évolution créatrice, 1907. 

3 Aristote, Physique, Livre II.

4 Nicolas Bourriaud, Planète B le sublime et la crise climatique, op.cit., p.107

5 Idem

6 Michel Pastoureau, Noir, histoire d'une couleur, Ed. du Seuil, 2008, p.198. Pastoureau citant Charles Dickens, Great Expectations (1861), cité par J.Harvey, Des Hommes en noir, du costume masculin à travers les siècles, Abbeville, 1998, p.142-145. 

7 En référence au livre de Michel Carrouges « Les machines célibataires », 1954 : « Le mythe des machines célibataires signifie l’empire simultanéité du machinisme et du monde de la terreur », article de Rémy Geindreau, Michel Carrouges et son mythe, les machines célibataires, 

https://conservationmachines.wordpress.com/2012/05/11/michel-carrouges-et-son-mythe-les-machines-celibataires/#comment-21

ou encore à l'exposition d'Harald Szeezman, Les Machines Célibataires, 1976 : «  la visualisation des angoisses, celles des célibataires naturellement (…) eu égard au hiatus entre vie partagée avec “l’autre” : hommes et femme, idée et vie, nature et art, Dieu et soi-même, croyance et incroyance aux couples antinomiques », 

https://galerie-duchamp.org/exposition/les-machines-celibataires/
 

bottom of page